L’avant-guerre
J’ai quitté l’école à 15 ans, un an après avoir obtenu mon certificat d’études. Jusqu’à l’âge de 17 ans, j’ai travaillé avec mon père, dans la forêt de Salvezines. Il avait acheté une coupe de châtaigniers que nous exploitions pour produire des piquets utilisés par les agriculteurs comme tuteurs dans les vignes ou les vergers. Après cette période, je suis parti à Perpignan travailler dans l’usine Villiers, une entreprise d’environ 250 employés où l’on fabriquait des cageots en bois pour le conditionnement des fruits. Mon travail consistait à approvisionner et à surveiller une machine qui débitait certains éléments de ces cageots.
En 1937, peu après mon entrée à l’usine, de nombreuses grèves ont suivi l’arrivée au pouvoir du Front Populaire. A cette époque, le climat social en France était très tendu et la situation économique particulièrement difficile. Chez Villiers, les locaux étaient occupés par les grévistes et totalement bloqués. Tout le personnel était en grève. J’étais alors membre de la CGT qui était dans la région le principal syndicat (j’y suis resté longtemps affilié avant de rejoindre FO alors que j’étais déjà douanier).
Pendant ce temps, la guerre d’Espagne faisait rage. Des personnes sont venues nous rencontrer à l’usine pour nous encourager à rejoindre les brigades internationales. Malgré ma sympathie pour cette cause, je n’ai pas souhaité m’engager dans ce conflit. En revanche, certains de mes jeunes camarades, ont rejoint ces brigades de volontaires et sont partis combattre aux côtés des républicains espagnols.
La prise de Barcelone à la fin du mois de janvier 1939 a précipité sur les routes de l’exil une grande partie de la population frontalière, composée de civils sympathisants de la cause républicaine et de combattants vaincus qui fuyaient devant la progression des troupes nationalistes. Cet exode dura jusqu’au 10 février 1939, date à laquelle les troupes franquistes atteignirent la frontière coupant ainsi toute possibilité de retraite à leurs opposants. Pendant quelques jours, les réfugiés espagnols ont afflué par milliers dans notre région. A Argelès-sur-Mer, le spectacle était saisissant, de toutes parts, les rues étaient envahies par une immense foule composée d’hommes, de femmes et d’enfants en guenilles. Ces infortunés épuisés, affamés et hagards, attendaient recroquevillés dans leurs couvertures, l’aide de notre pays. Les gardes mobiles, dépêchés sur place essayaient de canaliser tant bien que mal tout ce monde et d’organiser du mieux qu’ils le pouvaient, ce qu’il fallait bien appeler une débâcle. Ils réquisitionnaient des véhicules pour diriger les réfugiés vers les camps de Saint-Cyprien et d’Argelès-sur-Mer qui commençaient à s’édifier dans l’urgence.
Notre entreprise amenait tous les jours, sa production de cageots à Port-Vendres et au retour, nous étions chargés par la gendarmerie de participer au transport des réfugiés. Nous avons ainsi fait quelques voyages jusqu’au camp d’Argelès-sur-Mer dont les baraquements en planches se construisaient rapidement et où un maigre approvisionnement en pain (des boules identiques à celles distribuées aux soldats) avait été mis en place.
Certains anciens combattants espagnols étaient encore armés, l’un d’eux (sachant sans doute qu’on allait le lui confisquer) m’a donné son revolver pour me remercier de lui avoir offert un morceau de chocolat. Les forces de l’ordre, fortes d’environ 200 hommes, ont rapidement désarmé ces personnes et en quelques jours, les problèmes les plus graves posés par cet exode massif ont commencé à se résoudre. Les réfugiés étaient tous internés dans les différents camps préparés hâtivement dans la région en attendant qu’une solution plus satisfaisante soit trouvée pour mettre un terme à toute cette détresse.